Acier décarboné : une industrie paralysée ?
Des technologies émergent pour produire de l’acier avec de l’hydrogène et de l’électricité, mais l’industrie peine à les mettre en place et les difficultés du secteur s’accentuent. Un casse-tête à résoudre de toute urgence.
Une bombe climatique et environnementale
C’est l’une des industries les plus polluantes sur la planète : l’acier. Le secteur représente en effet à lui seul 8% des émissions de gaz à effet de serre mondiales. En France, les deux sites industriels les plus émetteurs de ces gaz responsables du changement climatique sont les sites de production d’acier du groupe Arcelor Mittal, à Dunkerque (Nord) et Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône).
Ces chiffres vertigineux sont dus au processus très énergivore de production de l’acier, un matériau particulièrement indispensable dans le secteur du bâtiment et de la construction : historiquement, celui-ci est fabriqué dans des hauts-fourneaux, avec du charbon et du minerai de fer que l’on réduit à très haute température.
Et l’impact environnemental de l’acier ne se mesure pas qu’en émissions de gaz à effet de serre : extraire le minerai de fer est un facteur de pollution des sols et des rivières environnantes. Il est pourtant impossible de se passer de cet alliage métallique principalement composé de fer car l’acier est partout : bâtiments, voitures, routes, boîtes de conserve…
Course contre la montre
Jusqu’à récemment, les politiques européennes ne contraignaient pas le secteur à changer de modèle, explique Joseph Dellatte, responsable des recherches sur les politiques climatiques, énergétiques et environnementales à l’Institut Montaigne. La politique européenne de décarbonation est longtemps restée « relativement indolore » pour l’acier, explique-t-il : des quotas étaient distribués gratuitement aux entreprises dans le cadre du marché carbone européen.
Mais le vent tourne pour le secteur, désormais sous pression : à partir de 2026-2027, de moins en moins de quotas seront distribués ; il faudra les acheter dès 2032-2034. « Cela représentera un coût considérable pour les producteurs-pollueurs », remarque Joseph Dellatte. Il devient donc urgent pour la filière de l’acier de mettre fin à sa dépendance au charbon.
Un acier recyclé produit à l’électricité
Pour sortir du modèle historique, il est possible de produire un acier dit secondaire (par opposition à l’acier primaire fabriqué dans les hauts-fourneaux) à partir de ferraille, c’est-à-dire de déchets métalliques. La ferraille est chauffée dans des fours électriques et l’on obtient de l’acier, sans passer par le charbon. Dès lors, la production d’un acier « propre » est envisageable à condition que l’électricité utilisée proviennent d’une énergie bas-carbone.
Pour le moment, cet acier secondaire ne représente que 28% de la production mondiale, contre 72% pour l’acier primaire, souligne une étude de France Stratégie publiée en janvier 2025. L’accélération de la production d’acier secondaire se fait donc attendre, faute d’une politique européenne ambitieuse de valorisation de la ferraille. « L’Europe tarde à reconnaître la valeur carbone de ses déchets », souligne Joseph Dellatte; « Par exemple, poursuit-il, quand on détruit un bâtiment à Lyon, l’acier est souvent exporté en Chine ou en Corée parce que cela coûte cher de le traiter en Europe. Mais une fois qu’il a été traité là-bas, on le rachète pour produire de l’acier secondaire »,. Une situation absurde où un pays finit par racheter à un autre ses propres déchets. Pour cet économiste de la décarbonation, il faudrait donc « que nos déchets soient libéralisés au sein de l’Europe mais qu’ils n’en sortent pas » pour permettre à la filière de l’acier secondaire de se développer.
Quand on détruit un bâtiment à Lyon, l’acier est souvent exporté en Chine ou en Corée parce que cela coûte cher de le traiter en Europe. Mais une fois qu’il a été traité là-bas, on le rachète pour produire de l’acier secondaire.
Joseph Dellatte
Responsable des recherches sur les politiques climatiques, énergétiques et environnementales à l’Institut Montaigne
Acier primaire : une recomposition s’impose
Si la promesse de cet acier produit à l’électrique est alléchante, il est impossible de miser uniquement sur elle car l’acier secondaire n’est pas de même qualité que l’acier primaire. Même si la recherche s’emploie à développer des fours électriques de plus en plus performants qui donnent un acier secondaire de plus en plus pur, il faut se rendre à l’évidence : « on ne peut pas se permettre de ne plus faire d’acier primaire », souligne Joseph Dellatte. Or la décarbonation de l’acier primaire n’est pas une mince affaire.
La production d’un acier primaire décarboné dépend principalement de la promesse de l’hydrogène vert. Il est possible de réduire le minerai de fer non pas avec du charbon, mais avec de l’hydrogène fabriqué avec de l’électricité bas-carbone. C’est sur cette piste que planchent depuis des années les grands groupes industriels, mais elle exige une réorganisation géographique de la filière, comme l’explique Joseph Dellatte : « Historiquement, les aciéries sont soit à côté de la ressource en charbon, soit près des zones portuaires pour être accessibles. Cela fonctionne quand on peut mettre du charbon dans un bateau ou du gaz dans un pipeline, mais pour l’hydrogène, c’est une autre paire de manches. » L’hydrogène est en effet extrêmement compliqué à acheminer, et peu de régions en produisent en Europe. Résultat : « beaucoup de régions actuelles de production d’acier sont menacées car elles se trouvent très loin de la production d’hydrogène vert. »
Beaucoup de régions actuelles de production d’acier sont menacées car elles se trouvent très loin de la production d’hydrogène vert.
Joseph Dellatte
Responsable des recherches sur les politiques climatiques, énergétiques et environnementales à l’Institut Montaigne
Bientôt un acier primaire 100% électrique ?
Dans ce paysage en pleine recomposition, une piste attire tous les regards : celle suivie par le groupe Boston Metal pour produire de l’acier primaire propre en s’appuyant uniquement sur de l’électricité. Elle consisterait à réduire le minerai de fer via une électrolyse. La technologie est encore à l’état expérimental mais elle pourrait être révolutionnaire si elle s’avère viable, explique Joseph Dellatte, puisqu’elle éviterait les problèmes liés à l’hydrogène et qu’il suffirait d’avoir accès à de l’électricité propre pour produire de l’acier.
Des acteurs frileux
En attendant que ces marchés émergent, les producteurs d’acier sont à la peine. Arcelor Mittal a mis sur pause le projet de décarbonation de ses deux plus gros sites de production d’acier en France (à Dunkerque et à Fos-sur-Mer), malgré des aides gouvernementales à hauteur de 850 millions d’euros.
La frilosité du secteur s’explique facilement, pour Joseph Dellatte : « Les grands acteurs de l’acier essaient de passer à une production décarbonée mais on ne leur garantit pas de prix spéciaux ni de commandes ; ils ne voient donc pas pourquoi ils s’engageraient dans cette démarche très coûteuse en Europe alors qu’il serait beaucoup moins cher de faire produire l’acier ailleurs. »
Résultat : la France, et plus largement l’Union Européenne, prennent du retard. Cinq sites de production d’acier décarboné vont ouvrir en Europe, mais ce chiffre est très en-deçà des besoins européens.
Il est ainsi plus tentant d’aller se fournir ailleurs, d’autant que la Chine, qui produit plus de la moitié de l’acier mondial depuis 2018, est en surproduction depuis des années et exporte son acier à très bas prix. Dans un contexte de fluctuation des prix de l’électricité et d’instabilité liée à la politique de guerre commerciale des Etats-Unis, l’acier européen peine à être compétitif. La crise du secteur est telle que le président de la filière française d’Arcelor Mittal affirmait en janvier 2025 : « les sites, quels qu’ils soient, sont tous à risque en Europe ».
Sécuriser un marché stratégique
Le 19 mars 2025, la Commission Européenne a présenté un plan d’action pour l’acier et les métaux visant à soutenir la filière. Pour Joseph Dellatte, c’est un premier pas qui « propose une direction », mais ce n’est pas encore suffisant. « Le vrai problème, c’est que l’Union Européenne n’a pas de stratégie quant à la quantité d’acier primaire qu’elle veut maintenir sur son sol, car c’est un sujet politiquement sensible. »
Pour ce spécialiste des politiques de décarbonation européennes, la clé est de sécuriser la demande, notamment sur les marchés publics. « Les infrastructures contiennent beaucoup d’acier ; tous les bâtiments publics, routes, autoroutes, ponts pourraient être réservés à de la production européenne, ce qui encouragerait une production d’acier décarboné sur le sol européen. » Le principe est simple : protéger un marché en sécurisant la demande le temps que l’offre se structure. Dans un contexte d’augmentation des budgets de défense, la fabrication de matériel militaire peut également représenter un marché public prometteur, comme le souligne le média Contexte.
L’opportunité est à portée de main. Car Joseph Dellatte en est convaincu : « Si on ne protège pas l’acier vert pendant son émergence, le secteur n’émergera jamais ».
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